PEUT-ON EXCLURE CONTRACTUELLEMENT LA CONDAMNATION IN SOLIDUM ENTRE ARCHITECTES ET AUTRES PARTENAIRES À LA CONSTRUCTION?

Ci-après un autre éclairage ( plus ancien) des assurances PROTECT

e-Bulletin mars 2015

La Cour de cassation a contesté, dans un arrêt du 5 septembre 2014, la validité de l’exclusion contractuelle de la condamnation in solidum, pour tous les dommages menaçant la stabilité de la construction, comme prévu aux art.1792 et 2270 du C.c

A la question posée si un architecte et un entrepreneur peuvent exclure, contractuellement, d’être
tenus in solidum entre eux ,et avec d’autres partenaires à la construction, la Cour de cassation a répondu:
« la clause par laquelle l’architecte, en cas de faute concurrente avec celle de l’entrepreneur, n’est tenu
d’indemniser le maître de l’ouvrage que pour sa part dans la survenance de l’indemnisation, contient
une diminution de la responsabilité de l’architecte envers le maître d’ouvrage sur base de l’art.1792 du C.c.
et est, en ce sens contraire, à l’ordre public ».
 (traducton libre)

La Cour de cassation a ainsi clôturé la discussion portant sur la question de savoir si l’exclusion contractuelle de la condamnation in solidum est ou non contraire à l’ordre public.

QUE SIGNIFIE « CONDAMNATION IN SOLIDUM » ?

Lorsqu’un maître d’ouvrage subit un dommage suite à des fautes concurrentes de plusieurs partenaires à la construction, et que le dommage, tel qu’il s’est produit, ne se serait pas manifesté sans la faute concurrente de chacun d’entre eux, alors le maître d’ouvrage peut appeler chaque partie à l’indemniser pour la totalité des dommages subis. Si un tribunal condamne tous les responsables in solidum à payer la totalité des dommages, le maître d’ouvrage peut choisir lui-même le (ou les) responsable(s) pour l’indemniser. Celui qui paie au-delà de sa quote-part peut récupérer le surplus payé en se retournant contre les autres coresponsables condamnés in solidum avec lui. En pratique, c’est souvent l’architecte, couvert par son assurance R.C. obligatoire, qui est appelé à payer la totalité et doit ensuite essayer de récupérer la quote-part avancée pour les autres coresponsables. En fin de compte, l’architecte supporte ainsi seul le risque de l’insolvabilité éventuelle des autres partenaires à la construction

L’EXCLUSION DE L’IN SOLIDUM

Pour éviter de confronter l’architecte à ce risque d’insolvabilité, les contrats d’architecture prévoient souvent une clause par laquelle le maître d’ouvrage renonce expressément à son droit de faire condamner l’architecte in solidum avec les coresponsables, en cas de fautes concurrentes avec d’autres participants à la construction.

Suite à l’exclusion contractuelle de l’in solidum, le maître d’ouvrage qui subit des dommages suite à des fautes concurrentes de l’entrepreneur et de l’architecte par exemple, renonce à son droit de réclamer un dédommagement global de tous les coresponsables réunis, et ne peut donc les appeler que chacun individuellement, en proportion de leur faute respective, selon leur propre contribution dans les dommages subis. Si l’exclusion contractuelle de condamnation in solidum est valable, le tribunal doit donc condamner individuellement l’entrepreneur et l’architecte dont les fautes concurrentes ont concouru à la survenance du dommage, et de ce fait, à indemniser le maître d’ouvrage, chacun pour sa quote-part respective. Ainsi l’architecte ne supportera plus seul le risque éventuel d’un entrepreneur insolvable.

L’ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION

La Cour de cassation a jugé, par arrêt rendu le 5 septembre 2014, que l’exclusion contractuelle de condamnation in solidum n’est pas valable lorsqu’il s’agit de responsabilités réglées par les art.1792-2270 du C.c., c’est-à-dire en cas de responsabilité décennale de l’entrepreneur et de l’architecte, pour des problèmes portant atteinte à la stabilité. La Cour de cassation a répondu à la question de savoir si un entrepreneur et un architecte peuvent exclure une responsabilité in solidum entre eux et avec d’autres partenaires à la construction, et décide que « la clause par laquelle l’architecte, en cas de faute concurrente avec celle de l’entrepreneur, n’est tenu d’indemniser le maître de l’ouvrage que pour sa part dans la survenance de l’indemnisation, contient une diminution de la responsabilité de l’architecte envers le maître d’ouvrage sur base de l’art.1792 du C.c., et est en ce sens contraire à l’ordre public ». (traduction libre)

La Cour motive sa décision par le caractère d’ordre publique de la responsabilité décennale prévue aux art.1792 et 2270 C.c.. Cela signifie que l’on ne peut y déroger. En d’autres mots, l’on ne peut ni exclure, ni limiter, la responsabilité décennale. Toute clause d’exclusion ou de limitation est contraire à l’ordre public et doit être considérée comme nulle.

Dans l’arrêt précité, la Cour de cassation estime que l’exclusion contractuelle de condamnation in solidum doit être considérée comme une limitation de la responsabilité décennale. Le maître d’ouvrage qui a subi un dommage suite à des fautes concurrentes de l’entrepreneur et de l’architecte, ne peut, en cas de clause d’exclusion in solidum, réclamer de dédommagement à l’architecte que pour sa quote-part dans le dommage. Si le coresponsable n’est pas solvable, le maître d’ouvrage ne pourra récupérer qu’une partie de sa créance. Ce, alors que l’art.1792 prévoit un dédommagement total.

Cette interprétation de la Cour de cassation va à l’encontre de toute une jurisprudence qui a reconnu la validité de la clause. Cette jurisprudence était d’avis que l’art.1792 n’interdisait pas à l’architecte de restreindre sa responsabilité aux dommages causés par sa faute. Ainsi, l’architecte peut valablement convenir, qu’en cas de fautes concurrentes, il ne sera tenu d’indemniser le maître d’ouvrage que pour sa quote-part dans le dommage.

La Commission des clauses illicites a donné en 2009 un avis concernant la validité de l’exclusion de l’in solidum. La Commission a conclu que la clause n’est pas illicite et ne signifie nullement que l’architecte s’exonère de sa responsabilité pour ses propres fautes ou qu’il limite sa responsabilité. La Commission est d’avis que la clause contractuelle n’est pas contraire à la souveraineté du juge, et que le juge, le cas échéant, doit estimer, ex aequo et bono, la part de chacun dans le dédommagement. La Commission a estimé que la clause d’exclusion de l’in solidum n’est pas illicite à condition d’être claire et compréhensible. Il faut éviter que l’exclusion de l’in solidum laisse croire au consommateur qu’il ne peut appeler les différents coresponsables dans une seule procédure mais qu’il doit intenter plusieurs procès.

Le point de vue de la Commission et de la jurisprudence ci-dessus trouve son fondement dans l’argumentation que la condamnation in solidum se base sur la théorie de l’équivalence des conditions dans le droit général des responsabilités, qui n’est pas d’ordre public.

La clause d’exclusion de l’in solidum ne signifie nullement que l’architecte s’exonère de la responsabilité de ses propres fautes, mais il s’ensuit uniquement que le maître d’ouvrage renonce, en cas de fautes concurrentes, à son droit de demander un dédommagement total à l’architecte, y compris donc la quote-part à charge de l’entrepreneur.

Cette interprétation est maintenant contredite par l’arrêt de la Cour de cassation, du moins en ce qui concerne la responsabilité réglée par les art.1792 et 2270 du C.c.. La Cour s’est ralliée au point de vue de ceux qui estiment que l’exclusion de l’in solidum, en ce qui concerne la responsabilité décennale, est contraire à l’ordre public.

EST-IL ENCORE UTILE DE PRÉVOIR UNE CLAUSE D’EXCLUSION DE L’IN SOLIDUM?

L’arrêt de la Cour de Cassation ne se prononce que sur la responsabilité décennale sur base des art.1792 et 2270 du C.c., c’est-à-dire sur les problèmes de stabilité. De la motivation de la Cour de cassation, basée sur le caractère d’ordre public de la responsabilité décennale, on peut déduire que l’exclusion de l’in solidum reste encore possible pour toute responsabilité non visée par les art.1792 et 2270 du C.c..

Une limitation contractuelle des défauts qui ne portent pas atteinte à la stabilité est en général acceptée par la doctrine et la jurisprudence. La Commission des clauses illicite considère également ces clauses comme valable. Cette responsabilité ne touche pas l’ordre public et les parties sont libres de s’exonérer ou de limiter leur responsabilité à condition de ne pas vider de tout sens les prestations à fournir. La responsabilité qui ne touche pas à l’ordre public peut être exclue ou limitée, à condition de ne pas exclure ou limiter les fautes intentionnelles, et de ne pas exclure ou limiter de manière inacceptable les obligations contractuelles essentielles.

Ainsi, l’exclusion contractuelle de l’in solidum reste valable pour tout ce qui ne touche pas la responsabilité décennale prévue aux art.1792 et 2270 du C.c.. Tant qu’il s’agit d’une responsabilité qui ne touche pas l’ordre public, les parties sont libres d’exclure ou de limiter leur responsabilité, dans le temps ou en étendue, à l’échelle de l’obligation de l’in solidum. Tant que les clauses ne mènent pas à vider les prestations contractuelles de tout contenu, ces clauses devront être acceptées par les tribunaux.

Comme signalé donc ci-dessus, la Cour de cassation n’a retenu que le caractère illicite de la clause, reconnue comme contraire à l’ordre public, uniquement dans le cas de la responsabilité décennale des entrepreneurs et concepteurs, régie par les art.1792 et 2270 du C.c..

La responsabilité des entrepreneurs et concepteurs va plus loin que la responsabilité pour défauts portant atteinte à la stabilité. La plus grande partie des dommages n’est pas visée par les art.1792 et 2270 du C.c.. Il est donc important de garder la clause d’exclusion de l’in solidum dans les contrats, mais uniquement pour toute responsabilité ne tombant pas sous l’application des art.1792 et 2270 du C.c..

Une exclusion générale n’est pas conseillée parce que cette clause pourrait être rejetée par les tribunaux et déclarée non valable. Dans ce cas, vous ne pourrez pas non plus l’invoquer pour les sinistres qui ne tombent pas sous l’application des art.1792 et 2270 C.c.. Il vaut donc mieux prévoir contractuellement une clause d’exclusion de l’in solidum pour tous dommages qui ne sont pas visés par les art.1792 et 2270 du C.c..

L’ARCHITECTE EST-IL UNE FOIS DE PLUS DISCRIMINÉ PAR RAPPORT AUX AUTRES INTERVENANTS À LA CONSTRUCTION?

Pour les problèmes de stabilité qui tombent sous la responsabilité décennale de l’architecte, nous continuons donc tout de même de supporter le risque d’une entreprise insolvable. C’est justement dans ces cas-là que le risque d’insolvabilité de l’entrepreneur est le plus grand, et que l’architecte devra supporter la totalité du dédommagement. Il est fréquent qu’une faute de contrôle soit retenue lorsque l’entrepreneur a commis des fautes d’exécution, ce qui rend une condamnation in solidum possible. L’architecte sera le premier appelé à dédommager la totalité, et supportera donc le risque de ne pas pouvoir récupérer. Il est donc grand temps d’instaurer également l’obligation d’assurance pour les entrepreneurs.

La Cour constitutionnelle a déjà fait clairement comprendre en 2007 que les architectes étaient discriminés par rapport aux autres intervenants à la construction parce qu’ils sont les seuls à être légalement tenus d’assurer leur responsabilité civile. La discrimination réside, selon la Cour constitutionnelle, dans le fait qu’en cas de condamnation in solidum l’architecte doit supporter plus souvent le risque de l’insolvabilité, étant lui-même assuré.

En déclarant contraire à l’ordre public, l’exclusion contractuelle de l’in solidum pour les problèmes de stabilité régis par les art.1792 et 2270, la Cour de cassation élargit encore cette discrimination. Le gouvernement doit donc au plus vite obliger les entrepreneurs à assurer leur responsabilité civile, comme c’est le cas pour les concepteurs.

L’INDÉPENDANCE DE L’ARCHITECTE PEUT-ELLE ENCORE ÊTRE GARANTIE?

Nous pouvons nous posez la question si une condamnation in solidum est compatible avec le principe d’indépendance de l’architecte  comme prévu dans la loi de 1939. C’est ce principe qui a incité le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 22 octobre 2013, à annuler en partie l’article 51 § 2 de l’AR de Passation des marchés publics du 15 juillet 2013. L’article en question prévoyait, dans une première version, la solidarité entre membres d’une association participant à un marché public, donc également solidarité entre architecte et entrepreneur faisant partie d’une association candidate pour un marché public. Le Conseil d’Etat a estimé dans l’arrêt précité que l’indépendance de l’architecte ne pouvait plus être garantie et l’article de la loi fut modifié. L’indépendance de l’architecte ne peut plus être garantie, d’après le Conseil d’Etat, parce-que la solidarité prévue dans l’article de l’AR a pour conséquence que l’architecte, en cas de défaut de l’entrepreneur peut être obligé en droit …………………………. soit à une indemnisation , c’est-à-dire la réparation par équivalence du dommage que le pouvoir adjudicateur a subi par  défaut de l’entrepreneur . Cette conséquence juridique est une infraction à l’article 6 précité (art.6 de la loi de 1939) . Ne peut-on tirer la même conclusion de la condamnation in solidum ?

PEUT-ON ÉVITER LE RISQUE POUR LES CONCEPTEURS?

Une assurance R.C. pour les autres participants à la construction est donc primordiale.

Il reste également important de ne pas perdre de vue le besoin du lien causal entre le dommage et les fautes commises. Dès qu’il est possible de démontrer que chaque faute séparée n’a pas suffi à causer le dommage tel qu’il s’est produit, il est important d’identifier la quote-part de chaque faute dans le dommage total pour pouvoir contester une condamnation in solidum.

La condamnation in solidum ne peut être un automatisme dès qu’il y a plusieurs fautes commises par deux ou plusieurs intervenants. Il est souvent possible d’identifier les dommages consécutifs à chaque faute individuelle, ce qui permet d’estimer la quote-part de chaque faute dans le dommage. Uniquement dans le cas où chaque faute est en soi suffisante pour causer le dommage total, une condamnation in solidum s’impose. Trop souvent cependant, une condamnation in solidum est prononcée alors qu’il est parfaitement possible de démontrer que chaque faute en soi n’a occasionné qu’une partie du dommage. Important donc d’attacher suffisamment d’attention à ce principe pendant l’expertise afin de pouvoir convaincre le juge qu’une condamnation in solidum ne s’impose pas

Aussi longtemps que les entrepreneurs ne sont pas obligés de par la loi d’assurer leur RC il faut conseiller le MO de prendre une assurance TRC et une décennale.

 

Marijke Evens

Juriste d’entreprise de SA Protect

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