La responsabilité in solidum : cauchemar des architectes

Suite à la réunion de la SAC de ce mercredi 27 janvier : voir ci-après une mise au point de Bernard LOUVEAUX, avocat dans E-news du 20-01-2016 édité par l’Ar-Co

On sait que la Cour de cassation vient de considérer que les clauses d’exonération de la responsabilité in solidum ne pouvaient trouver application en matière de responsabilité décennale.

Il est d’autant plus important de bien cerner le contour de la responsabilité in solidum.

1. Le problème 

Il est fréquent, dans les activités humaines, que plusieurs personnes soient à l’origine d’un dommage. Cette situation n’est nullement réservée aux contrats d’architecte. Elle trouve à s’appliquer dans d’innombrables circonstances.

Ainsi, la cour d’appel de Mons a-t-elle retenu la responsabilité in solidum d’un chirurgien pédiatrique et d’un anesthésiste, au motif que ce dernier avait procédé à une anesthésie sur base de l’urgence invoquée par le chirurgien alors qu’il s’était rendu compte de l’infection des voies respiratoires dont souffrait l’enfant. « En se fiant à l’urgence alléguée par le chirurgien pédiatrique et en se laissant convaincre de réaliser l’anesthésie sans prendre connaissance des différents renseignements médicaux relatifs à l’enfant alors que ceux-ci étaient à sa disposition, l’anesthésiste ne s’est pas comporté comme l’aurait fait tout anesthésiste normalement compétent et diligent placé dans les mêmes circonstances » (cour d’appel de Mons, 26 novembre 2003, J.L.M.B., 2014, p. 1713).

La cour d’appel retient les responsabilités concurrentes du chirurgien pédiatrique et de l’anesthésiste et les condamne in solidum.

2. En droit de la construction

De tels problèmes sont évidemment fréquents en droit de la construction, par exemple lorsque l’entrepreneur commet une faute d’exécution et que l’architecte néglige de relever celle-ci dans le cadre de sa mission de contrôle.

En droit belge de la responsabilité, dès que le dommage subi par une personne est causé par les fautes concurrentes de deux autres personnes, ces dernières sont tenues à indemniser intégralement le préjudice de la victime sans pouvoir prétendre que leur obligation se limite à leur part de responsabilité. Autrement dit, en règle, s’il est considéré par exemple qu’un défaut d’exécution est imputable à raison de 75 % à une faute d’exécution de l’entrepreneur et de 25 % à un défaut de contrôle de l’architecte, le maître de l’ouvrage pourra réclamer 100 % de son dommage indifféremment à l’architecte ou à l’entrepreneur (mais, bien entendu, sans pouvoir excéder un total de 100 %).

Certes, celui qui aura totalement indemnisé le maître de l’ouvrage dispose d’un droit à réclamer à son co-responsable le remboursement de la part qu’il a payée au-delà de sa propre responsabilité. Autrement dit, dans notre exemple, si l’architecte indemnise le maître de l’ouvrage à 100 %, il pourra se retourner contre l’entrepreneur et demander à ce dernier de lui rembourser 75 %.

Ces distinctions sont d’un intérêt considérable puisqu’elles offrent au maître d’ouvrage deux ou plusieurs débiteurs et diminuent pour lui les risques liés à l’insolvabilité d’un d’entre eux, puisqu’il pourra se retourner contre les autres. Toujours dans notre exemple, c’est en fin de compte l’architecte qui supporte le risque de l’insolvabilité éventuelle de l’entrepreneur.

3. L’apparition des clauses d’exonération de responsabilité in solidum 

Ces principes posent problème aux architectes et à leurs assureurs. En effet, à l’heure actuelle, la profession d’architecte ne peut être valablement exercée que sous condition que l’architecte soit couvert par une assurance couvrant sa responsabilité, y compris sa responsabilité décennale (art. 2 § 4 et 9 de la loi du 20 février 1939 sur la protection du titre et de la profession d’architecte ainsi modifiée par les lois du 15 février 2006 et du 22 décembre 2008).

Devant la recrudescence de ce type de situation, la plupart des contrats d’architectes contiennent une clause d’exonération de la responsabilité in solidum.

Les clauses d’exonération de la responsabilité in solidum ont été jugées licites par les trois cours d’appel francophones, y compris au regard de la loi du 2 août 2002 sur les clauses abusives.

4. La Cour de cassation rejette les clauses d’exonération de la responsabilité décennale in solidum 

Par un arrêt du 5 septembre 2014, la 1re chambre de la Cour de cassation a renversé totalement cette unanimité francophone.

La Cour de cassation s’exprime d’une manière qui paraît assez tranchée :

« La responsabilité décennale de l’architecte […] est d’ordre public et ne peut dès lors pas être exclue ou limitée contractuellement. »

« La clause en vertu de laquelle l’architecte, en cas de faute concurrente avec celle de l’entrepreneur, n’est redevable de dommages et intérêts au maître de l’ouvrage qu’à concurrence de sa part dans la réalisation du dommage, implique une limitation de la responsabilité de l’architecte à l’égard du maître de l’ouvrage sur la base de l’art. 1792 du C. civ. et, dans cette mesure, est contraire à l’ordre public. »

La décision de la Cour de cassation ne concerne que la responsabilité décennale. Les clauses d’exonération de la responsabilité in solidum conservent donc leur intérêt pour tous les éléments qui ne relèvent pas de cette responsabilité.

5. Ligne de conduite et précautions

La responsabilité in solidum n’existe qu’à condition qu’il y ait une faute dans le chef de l’architecte.

Il faut rappeler avec force que l’architecte n’est jamais, en tant que tel, tenu de réparer les fautes de l’entrepreneur. Il ne le pourrait d’ailleurs pas en raison de la séparation fondamentale entre les deux professions.

Mais surtout, ce n’est pas parce que l’on a commis une faute que l’on doit indemniser la partie préjudiciée sans limitation.

La victime doit apporter la preuve de son dommage et surtout, du lien de causalité entre la faute et ce dommage.

Concrètement, cela signifie que l’architecte à qui l’on reproche un manquement à son devoir de contrôle ne devra indemniser que le dommage qui ne serait pas apparu s’il avait exercé son contrôle correctement.

La démarche juridique consiste à comparer la situation dommageable à celle qui aurait existé si l’architecte avait correctement rempli sa mission de contrôle.

Or, dans l’immense majorité des cas, le travail mal exécuté par l’entrepreneur ne pouvait pas être empêché par le contrôle.

La faute ou l’insuffisance de contrôle n’a donc généralement pas comme conséquence l’apparition de la malfaçon mais uniquement le fait que celle-ci est réparée tardivement.

Certes, cette conséquence peut être dramatique si l’on ne découvre le vice que bien plus tard, par exemple après l’achèvement des travaux.

En revanche, dans toutes les hypothèses où la réfection peut intervenir sans causer de dégradations trop importantes, les conséquences du manquement de l’architecte seront limitées.

Ce n’est pas l’importance de la faute qui détermine l’étendue de l’obligation de réparer mais bien l’incidence concrète de chacune des fautes sur la réalisation du dommage. La Cour de cassation l’a rappelé dans un autre arrêt du 19 novembre 2014 (R.G.A.R., 2015, n° 15.197) en cassant un jugement qui avait réparti les responsabilités uniquement en fonction de la gravité des fautes, sans tenir compte de ce lien causal.

Il est donc essentiel, pour l’architecte confronté à un litige, de suivre très attentivement les développements consacrés à l’analyse des manquements et de rappeler avec insistance ces principes.

L’ E-news de l’Ar-Co apporte encore les précisions suivantes :

« La volonté du monde politique de donner une réponse à l’avis de la Cour Constitutionnelle rendu dans son arrêt du 12 juillet 2007 relance le débat sur la responsabilité in solidum, alors qu’il a déjà fait couler beaucoup d’encre dans le milieu des professionnels et susciter beaucoup d’ amertume plus particulièrement des architectes qui, plus que tous les autres acteurs, sont en ligne de mire de ces condamnations malgré ou à cause (?) de leur obligation d’assurance RC professionnelle.

Actuellement, cette volonté politique a donné lieu à un avant-projet de loi sur l’assurance obligatoire de tous les acteurs du secteur de la construction pour supprimer ce que la Cour dénonçait, à savoir , la responsabilité in solidum de l’architecte comme élément déclencheur de l’inégalité non-objective entre les responsabilités de l’architecte au regard de celles des autres intervenants à l’acte de bâtir non-assurés et tel que repris dans l’ extrait ci-après : « en ce que les architectes sont le seul groupe professionnel du secteur de la construction à être légalement obligé d’assurer sa responsabilité professionnelle », et de poursuivre : « cette responsabilité risque, en cas de condamnation in solidum, d’être, plus que celles des autres groupes professionnels, mise en œuvre, sans qu’il n’ existe pour ce faire, une justification objective […] »

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