Chronique | L’insomnie de Mme B. : l’architecture est-elle vraiment importante ? (05-02-2014)

Chronique | L’insomnie de Mme B. : l’architecture est-elle vraiment importante ? (05-02-2014)

Extrait du site  « http://www.lecourrierdelarchitecte.com »

Il arrive à Mme B. de mal dormir. Le soir, entre ses draps roses, elle réfléchit. Elle refait sa journée de travail, repense aux réunions, aux chantiers, aux concessions, aux crises de nerf et à toute l’énergie qu’elle met en oeuvre pour voir ses plans exécutés à la lettre. Puis, Mme B. en vient à s’interroger sur son art. L’ingratitude est de mise. Mme B. se donne pour qu’un projet prenne forme et se construise.
De la conception jusqu’au chantier, cela exige de Mme B. une véritable capacité intellectuelle, une connaissance pointue sur bien des domaines, une capacité de synthèse, un temps de travail important et surtout une costaude volonté.

Mme B. voit ensuite son projet se faire décortiquer ; elle n’a pas pour autant le droit de baisser l’intensité de son travail ni même son engagement. Sans eux, la réalisation de la bête est impossible.
Enfin, le moment terrible et fatidique arrive. Mme B. se félicite, en toute modestie, de livrer son bâtiment. Mme B. le fait avec regret plus qu’avec fierté, même après autant d’efforts.

Mme B. déplore avoir eu peu de marges de manoeuvre face aux lois de l’économie de marché. Sa signature obligatoire pour un permis de construire est même considérée comme un tampon de complaisance par des promoteurs. Obtenir un contrat, par la suite, auprès de ces mêmes promoteurs qui préfèreraient se débarrasser d’elle, n’est jamais chose facile.

Une nouvelle année commence et Mme. B estime qu’il s’agit là du bon moment pour se poser une question de principe : l’architecture est-elle vraiment importante ?
Elle se remémore les discours classiques : «oui, l’architecture est importante».
Elle consiste à créer un environnement essentiel à la vie humaine. Elle met les hommes en relation avec les éléments fondamentaux de la nature : la terre, l’eau, l’air et la lumière. A travers l’architecture, les hommes peuvent sublimer leur existence dans le paysage. Malgré sa richesse, sa silhouette, sa population et son pouvoir économique, une ville ne serait pas complète si elle n’avait pas sa propre signature architecturale. L’architecture occupe un secteur économique majeur en employant les technologies de bien des domaines et représente autant la culture locale qu’un mode de vie.

Pourtant, Mme B. constate, en réalité que «non, l’architecture n’est pas importante».
Alors que de moins en moins d’importance est accordée à l’architecture, le capital génère des bâtiments qui sont autant d’objets de vente, de produits d’investissement, d’espaces pour la consommation et d’outils de mise en scène du pouvoir. N’ayant pas de valeur unique, ils sont reproductibles ici ou ailleurs et par n’importe qui.
Si nous nous en tenions aux constructions qui composent la ville dont la nature se fonde, par définition, sur l’anonymat, il ne serait donc pas scandaleux de voir des millions de bâtiments anonymes. Les architectes se trompent souvent sur les désirs des usagers et sur la pratique en voulant absolument tout prévoir et harmoniser en plus de satisfaire leur propre esthétique.
Alors, la réponse valable ne semble être qu’un vague «ni oui ni non». Sans doute était-ce parce que la question était mal posée. Mme B., confortablement installée sur son oreiller reformule : «comment l’architecture peut-elle se renouveler entre, d’une part, l’idéal et, d’autre part, la réalité ?». Mme B. retourne le problème dans tous les sens. Voici ses pistes de réflexion.

Les détails
Dans le système actuel où tout est uniformisé et standardisé même au-delà des frontières, ce sont bel et bien les détails qui peuvent faire la différence et la performance. Il faut exiger un haut degré de perfectionnement en vue de traiter les détails comme une expression à part entière.

Un bâtiment comme un cycle de vie
La science arrive aujourd’hui à créer la vie dans une machine et à comprendre les mystères concernant l’origine du monde. La notion de «vie» occupera de plus en plus une position centrale dans l’évolution des hommes mais aussi en architecture puisque cette discipline appelle à la construction de lieux dits «de vie». Pourquoi restons-nous dans une vision classique consistant à réaliser un bâtiment tel une oeuvre d’auteur devant l’éternel ?
Une construction doit être pensée comme un être vivant qui naît, croît, évolue, se transforme, se multiplie et finit par disparaître. L’enjeu est de concevoir un bâtiment mais aussi de prévoir son cycle afin de minimiser, à la fin de sa vie, son empreinte. Oublions donc la réglementation HQE inefficace.

Un nouveau regard sur le banal et l’ordinaire
L’architecture se dirige de plus en plus vers la quête de l’apparence, de l’abondance, de la signature, de l’effet spectaculaire. Nous emprisonnons notre regard dans une esthétique, voire dans un prétendu bon goût, noble et raffiné.
Des photographes, débarrassés de toutes approches esthétisantes, remettent en lumière des lieux si banals et si ordinaires que nous, architectes, passons à côté sans les voir ; ils nous paraissent si vulgaires…
Ce sont pourtant ces petites réalités ordinaires qui font la trame de l’existence et qui participent de la pratique de l’espace de tout un chacun, en France et ailleurs. Bref, nous en avons oublié nos principes fondamentaux : l’important n’est pas le bâtiment mais le lieu habité.

Lumière éteinte, Mme B. est prête à s’endormir. Soudain, dans l’obscurité, elle ouvre les yeux : «au fait, qu’est-ce qui fait d’un espace un lieu habité ?».

signé Hyojin Byun

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